Les failles du dispositif d’urgence prévu par EDF en cas de scénario catastrophe

27/11/2018 23:01

par Nolwenn Weiler - 27 novembre 2018 - www.bastamag.net

Dans les centrales nucléaires françaises, un dispositif de sécurité baptisé « équipe en situation extrême » se met en place. Il est la conséquence de la catastrophe de Fukushima de 2011 et est censé répondre aux pires des scénarios et à leur lot d’imprévus. Le système est cependant loin de faire l’unanimité : des agents travaillant au sein des centrales dénoncent des failles et des incohérences. Des risques majeurs – comme les incendies ou les fuites radioactives – sont, en particulier, fortement sous-estimés. L’autorité de sûreté nucléaire réclame, elle-aussi, des modifications. Enquête.

Que se passerait-il, en France, si un accident nucléaire semblable à celui de Fukushima devait survenir ? Endommagement de plusieurs réacteurs, dispositifs de refroidissement défaillants, coupure généralisée de l’électricité : le cumul de désastres qui s’est abattu sur la centrale japonaise, en mars 2011, n’avait jusque-là pas été envisagé. Le pire scénario imaginé par la Direction du parc nucléaire français (DPN) prévoyait « simplement » une défaillance sur un réacteur, couplé à un incendie. Après Fukushima, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a donc demandé à EDF d’imaginer une nouvelle organisation, intégrant ces aléas.

24 heures coupés du monde : un scénario « cataclysmique »

Cette organisation d’urgence part de l’hypothèse qu’aucun renfort ne pourra arriver rapidement sur place pour appuyer l’équipe de quart, l’effectif minimum présent la nuit et le week-end, soit 18 personnes [1]. Les agents d’astreinte, mobilisables en cas d’accident mais qui ne sont pas présents sur le site ne peuvent rejoindre la centrale devenue inaccessible, à cause d’importantes inondations par exemple, ou de routes effondrées. La « force d’action rapide nucléaire » (FARN), mise en place suite à l’accident de Fukushima, qui réunit des agents EDF spécialement entraînés, ne peut, pour les mêmes raisons, être opérationnelle que 24 heures plus tard [2].

« On imagine donc que les agents de l’équipe de quart restent seuls pendant 24 heures, coupés du monde, sans téléphone et sans électricité, décrit Loïc, agent de conduite. Ils n’ont aucune visibilité sur ce qui se passe, et ont pour mission de tout mettre en œuvre pour que le cœur des réacteurs ne fonde pas… Bref, la situation est cataclysmique. » Cette organisation interne a été baptisée « équipe en situation extrême » (ESE). Le dispositif a reçu l’avis favorable du Comité central d’entreprise (CCE) d’EDF le 12 avril 2018 [3]. Censé être mise en place dans toutes les centrales nucléaires françaises au 1er janvier 2020, il fait cependant l’objet de vives critiques sur le terrain, et compte parmi les motifs des grèves programmées cet automne dans les centrales de Civeaux, Penly, Dampierre et Belleville.

Chaises musicales en salle de commande

Lors d’une gestion accidentelle « classique » d’un réacteur, un ingénieur sûreté – qui surveille le confinement du réacteur, la réactivité du combustible et l’inventaire en eau – est censé arriver au sein de la salle de commande dans les 30 minutes. Idem pour son collègue en charge de la communication avec l’extérieur (préfet, pompiers, cellule de crise nationale, etc.). Dans le nouveau scénario, ni l’un ni l’autre ne peuvent être présents avant plusieurs longues heures. Pour pallier ces absences, la direction du parc nucléaire propose un véritable jeu de chaises musicales : les uns assurant les fonctions des absents, d’autres récupérant les missions des premiers.

Parmi les dix-huit agents présents – onze assurent la conduite de la centrale et sept sont des « agents de terrain » –, certains vont donc devoir assurer la mission qu’aurait dû remplir les ingénieurs d’astreinte qui n’ont pu rallier le site. Le chargé de consignation — celui qui manage les agents de terrain en temps normal – doit assurer la surveillance des installations avec un autre collègue. Du coup, il ne pourra plus effectuer les manœuvres électriques auxquelles il est préposé, notamment celles qui imposent de manipuler des voltages très élevés – plus de 6000 volts. Pour réaliser ces manœuvres, un agent de terrain sera désigné, formé et habilité. Mais ses connaissances demeureront théoriques. Il en va de même pour la coordination des secours depuis la centrale en crise, qui n’est plus assurée par le chargé de consignation – passé à la surveillance des installations – mais par un agent de terrain. Ainsi de suite.

La CGT insiste sur la nécessité d’une formation adaptée des agents. Interrogée sur le sujet, l’ASN a répondu à Basta ! que « les essais menées par EDF ne révèlent pas de complication particulière liées à ces évolutions de rôle ». Mais certains agents de conduite, habitués à piloter les centrales, estiment que c’est une pure folie : « En situation cataclysmique, dans des circonstances où il est prouvé que l’on parvient tout juste à faire les tâches routinières mille fois réalisées, on demanderait aux agents de faire des choses qu’ils ne font jamais... c’est dingue !, proteste l’un d’eux. C’est comme si le fantassin devenait artilleur en temps de guerre, et le pompier chirurgien quand il y a le feu ! »

Des agents de terrain trop peu nombreux ?

Pendant que les agents de conduite enfilent leurs nouveaux costumes, deux agents de terrain – sur les sept que compte l’équipe de quart – partiront en reconnaissance afin de constater les dégâts. Dans quel état est le bâtiment réacteur ? Est-il en partie effondré ? Le réservoir de refroidissement de secours est-il indemne ? Les moteurs diesel de secours, qui doivent prendre le relais en cas de panne électrique, sont-ils opérationnels ? « On ne sait absolument pas pour combien de temps ils en ont, décrit Benoît, un autre agent de conduite. La reconnaissance en cas de catastrophe, ce peut être un puits sans fonds. S’il fait nuit et qu’il n’y a plus d’électricité, les gars seront dans le noir, dans une atmosphère éventuellement contaminée. » Du côté des syndicats CGT et Sud énergie, on estime que cette équipe de reconnaissance est trop réduite. « Les agents de terrain sont les yeux et les oreilles de la centrale. Si on n’a pas un retour exhaustif et précis, on va avoir du mal à piloter la centrale », détaille Loïc. Au niveau national, la CGT réclame 11 agents de terrain par équipe de quart, au lieu des sept prévus.

Si la reconnaissance est prévue à deux, la plupart des manœuvres risqueraient d’être effectuées par un seul agent. Exemple ? Pour ouvrir la vanne d’un générateur de vapeur, ce qui permet de contrôler la température du réacteur, un agent de terrain doit intervenir [4]. « Le gars part lourdement harnaché puisqu’il emmène deux clés manuelles de 70 cm de long et de sept kilos chacune, une rallonge de 50m, un système de téléphonie filaire de secours, un système d’éclairage, et un système de protection des voies respiratoires qui pèse une dizaine de kilos », décrit Benoît.

L’ASN émet des doutes sur certaines charges de travail

« Une fois sur place, la même personne doit grimper pour pouvoir accéder à la vanne, poursuit Loïc. Il se retrouve debout, arc bouté sur un tuyau d’un mètre de diamètre, et doit alors déployer pas mal de force. C’est vraiment très physique d’actionner ce système de vanne manuellement. Et quand la vanne s’ouvre, les risques de chute sont importants, à l’intérieur du générateur de vapeur on est à 80 bars de pression. » Comment peut-on imaginer qu’un agent fasse cela seul ? « Ce qui est demandé ici est physiquement et humainement impossible, jugent des travailleurs habitués des centrales. Il faut un deuxième agent qui éclaire celui qui fait les manœuvres, qui assure la liaison avec la salle de commande, qui puisse le ramener s’il tombe et rattraper d’éventuelles erreurs. » La présence d’un collègue serait aussi rassurante dans une situation apocalyptique où la vie des agents, mais aussi celle de milliers de personnes alentour, sont en danger et dépendent de la réactivité de l’équipe sur place. « Il n’est pas normal que les opérations ne soient pas réalisées en binôme. Les risques industriels sont trop importants, alerte Thierry Raymond, animateur du Collectif nucléaire au sein de la Fédération nationale des mines et de l’énergie de la CGT (FNME). On revendique un effectif qui permettrait de réaliser les manœuvres avec deux agents de terrain. »

Le dimensionnement des équipes soulève quelques doutes du côté de l’ASN, qui a invité EDF à s’interroger sur d’éventuelles indisponibilités de l’équipe « terrain » à cause de blessures, de problèmes de communication ou de dilemmes insolubles. L’autorité a également attiré l’attention d’EDF sur les temps de déplacements allongés en cas de catastrophe, à même de dégrader les conditions d’intervention. Mais l’ASN a surtout de sérieuses réserves sur la charge de travail de certains acteurs : « Les informations nécessaires à la conduite du noyau dur seront relevées manuellement en salle de commande et transmises par téléphone aux instances nationales, ce qui apparaît comme incompatible avec la charge de travail des équipes de conduite et leur mission première de conduite de l’installation accidentée », remarque l’autorité.

Un scénario catastrophe sans blessés ni incendies

Revenons aux deux agents partis en reconnaissance. Une fois rentrés de leur périlleux périple à travers la centrale accidentée, au bout de deux heures ou... peut-être dix, ils ne sont pas au bout de leurs peines. Ils sont alors chargés de contribuer à l’organisation des secours et à la prise en charge des blessés, en attendant les secours externes – censés, pour rappel, arriver au bout de 24h. Heureusement pour eux, dans le scénario ESE, EDF imagine que l’équipe de quart est intègre, ou presque : il y aurait « peu ou pas » de blessés. « Mais s’il y en a, mieux vaudra ne pas être en urgence vitale, grince Benoît. Puisqu’on est censé s’occuper d’eux après les opérations de reconnaissance... » Pour la CGT, l’effectif minimum « doit garantir le gréement d’une équipe de deuxième intervention complète pour éviter de laisser mourir les éventuels blessés faute de soins. »

Mais ce n’est pas tout : les deux préposés à la reconnaissance et au secours des blessés auraient aussi pour mission d’intervenir sur des incendies. De façon « limitée » cependant. En situation extrême, la priorité est donnée à la sûreté des installations – c’est à dire éviter, retarder ou limiter les rejets radioactifs dans l’environnement. Éteindre un éventuel incendie passe après, explique EDF. « On accepte, dans le pire des cas, de ne pas intervenir sur un départ de feu », précise l’entreprise. Cet escamotage du risque d’incendie fait bondir les agents de conduite : « Depuis des années, l’incendie est considéré comme le risque majeur en centrale nucléaire. Mais avec l’ESE, le risque incendie devient résiduel, voire disparaît carrément. Ils font passer un risque majeur à un risque improbable, alors même qu’il n’y a eu aucune évolution du matériel à l’intérieur de la centrale », proteste un agent de conduite syndiqué chez Sud énergie.

« Le nombre d’incohérences du dispositif est incroyable »

Ceux et celles qui travaillent au quotidien dans les centrales nucléaires rappellent que les probabilités de courts-circuits en cas d’accident sont élevées, qu’il peut aussi y avoir du matériel qui surchauffe. « Toutes les conditions sont réunies pour qu’un incendie se déclenche et se propage. Les installations sont toutes reliées entre elles par des câbles électriques et des tuyaux. L’incendie majeur n’est donc pas à exclure, d’autant que l’on a des réserves d’huiles et de fioul gigantesques sur les sites ! », insistent Benoît et Loïc. « L’organisation prévue laisse dubitatif puisque la DPN ne prend pas en compte le cumul avec un incendie, qui est pourtant le risque le plus probable sur nos installations », confirme la CGT [5].

« Toutes nos portes coupe-feu sont conçues pour résister pendant une heure et demi, le temps que l’astreinte arrive, reprend Benoît. Et là, il faudra qu’elles résistent 24h ? c’est absurde. Il est inacceptable pour nous d’envisager de ne pas prendre en charge un départ de feu. De plus, un incendie non maîtrisé sur une installation électrique peut nous priver d’une partie des commandes de la centrale. » L’ASN considère quant à elle que « la potentialité d’un incendie doit être considérée dans les facteurs d’influence susceptibles de dégrader les conditions d’intervention ». Autre facteur de ce type : les systèmes de lutte contre l’intrusion, qui se mettent peu à peu en place dans les centrales pour faire face au risque terroriste. « Chez nous, les systèmes de reconnaissance de nos badges sont électriques. En cas de coupure généralisée, certains se retrouveront coincés derrière des portes fermées, détaille Loïc. Le nombre d’incohérences de ce dispositif ESE est incroyable ».

Sécurité à revoir pour les piscines de refroidissement

Autre point négligé par l’ESE : la prise en compte de ce que l’on appelle sobrement le « facteur humain » : le risque de pétage de plombs d’un ou plusieurs agents... « EDF considère que ce sera marginal, avance Thierry Raymond. Ils estiment que les agents sont entraînés en permanence pour ce genre de situation, et que l’on entre alors dans un automatisme. À la CGT, on est un peu moins rassurés là dessus. On a déjà vu dans le secteur qu’en cas de situations réellement dangereuses, les agents pouvaient se retrouver hors circuit : soit incapables d’intervenir, soit voulant y aller à tout prix, en prenant des risques démesurés. Il est difficile de prendre des décisions dans ces moments là. » Dans des documents internes, EDF reconnaît qu’en cas d’activité et de priorité nouvelles, liées à une situation d’urgence, les agents de terrain sont peu préparés. « Les simulations, c’est fait pour les agents de conduite essentiellement », regrette Benoît, qui estime que les formations de gestion du stress devraient être délivrées en premier lieu aux agents de terrain.

Dans un courrier de décembre 2016, l’IRSN s’inquiète aussi de l’absence de prise en compte d’un aléa affectant les piscines, où sont entreposées les combustibles « usagés ». S’il existe des substituts temporaires aux cours d’eau pour le refroidissement des réacteurs (on peut tenir jusqu’à 48h selon l’état de la tranche), rien n’a été imaginé pour les piscines. « Si les installations de pompage ou de filtration sont à l’arrêt – ce qui est plausible en cas d’inondation majeure –, on n’a plus rien pour les piscines, qui peuvent se mettre à bouillir en quelques heures, surtout si on sort d’un arrêt de tranche quand le combustible – l’uranium – est encore excessivement chaud », décrit Benoît. Quand l’eau bout, elle s’évapore et le combustible se retrouve à découvert. « Dans ce cas, il crache. Et ce ne sont pas les taules qui constituent les bâtiments qui vont arrêter quoi que ce soit… »

« Ils nous disent : “de toutes manières, tout cela n’arrivera jamais, ne vous inquiétez pas” »

Les agents de conduite qui critiquent vivement cette nouvelle organisation déplorent que les scénarios fassent abstraction des risques de contamination radioactive. « Rien n’est mentionné, par exemple, pour le renouvellement des systèmes de protection respiratoire des deux agents de terrain qui partent en reconnaissance », pointe Benoît. Ces équipements qui permettent de respirer de l’air non contaminé ont une autonomie d’environ 30 minutes. « Le gars qui part sur l’ouverture de vanne du générateur de vapeur n’a rien d’autre non plus qu’un système de protection respiratoire. En fait, si on résume, il n’y a pas d’incendie, pas de blessés, pas non plus de radioactivité... Finalement, tout va bien ! », ironise-t-il.

La CGT, qui a rencontré la direction en octobre 2017 s’est vue refuser toutes ses demandes, et en premier lieu l’augmentation du nombre d’agents de terrain. « Nous les avons notamment interrogés sur le repos, précise Thierry Raymond. Comment peut-on travailler de façon soutenue pendant 24 heures sans repos ni relève ? Imaginons que l’accident arrive en fin de quart… on passe à 36h sans sommeil. » Alors que le syndicat a évoqué des effectifs supplémentaires, la direction a proposé... des lits, qui seraient à disposition de ceux qui auraient besoin de sommeil. Ils nous disent aussi : « De toutes manières, tout cela n’arrivera jamais, ne vous inquiétez pas », complète un agent de conduite syndiqué chez Sud énergie. « C’est comme si un bateau partait en mer mal préparé pour les tempêtes, et que ceux qui restent à quai disaient : "Si si les gars, ça va aller". Mais nous, on est sur le bateau, et on ne peut pas entendre ça, c’est inacceptable ! »

Nolwenn Weiler

Notes

[1Effectif pour une centrale nucléaire comprenant deux réacteurs de 1300 MégaWatt (MW). Les centrales nucléaires françaises regroupent un total de 58 réacteurs dont 34 de 900 MW, 20 de 1300 MW, quatre de 1450 MW. Plus de détails ici.

[2La FARN réunit des agents spécialement entraînés pour intervenir dans les domaines de la conduite, de la maintenance et de la logistique sur un site nucléaire en situation d’accident. Les agents formés sont répartis sur quatre sites : Paluel, Dampierre, Civeaux, le Bugey.

[3Le jour du vote concernant le scénario ESE, la CGT était en grève, et donc absente. FO et la CFE-CGC ont voté pour. La CFDT s’est abstenue.

[4Situé à l’intérieur même de l’enceinte de confinement du bâtiment qui abrite le réacteur nucléaire, le générateur de vapeur est un équipement essentiel au fonctionnement d’une centrale. Il récupère la chaleur du circuit d’eau primaire, où l’eau chauffée par le combustible nucléaire, pour la transmettre au circuit secondaire, où l’eau cette fois transformée en vapeur est destinée à faire tourner les turbines qui produisent l’électricité.

[5Communiqué de la CGT du 17 octobre 2017.

SUD Energie est en total désaccord quant à l’adéquation des effectifs et des missions à réaliser lors d’une situation telle qu’envisagée dans cette note EDF.

 

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