Contamination à Fukushima, 7 ans après la catastrophe - Article de S Mandard, Le monde

13/09/2018 13:51

6 septembre 2018 - Dans les coulisses de la série « Contaminations » 4|7.

L' accident nucléaire au Japon en 2011, qui n'a fait officiellement aucune victime, a contaminé les sols pour des siècles et brisé la vie des habitants de la région

Les enfances volées de Fukushima



Le septième jour du septième mois, c'est Tanabata. Dans tout le pays, les Japonais célèbrent la " Fête des étoiles ". Les enfants écrivent un voeu sur un tanzaku, petite carte de couleur, puis la suspendent à une branche de bambou. Et leurs pensées merveilleuses volent au vent. Ce 7 juillet, Haruko a inscrit un mot, un seul : " mourir ".
" Je trouvais des insultes écrites sur les dessins que je faisais en classe ou bien on me traitait de “bacille”. J'ai fini par me dire qu'il valait mieux que je disparaisse ", raconte Haruko. Son souhait n'a pas été exaucé. Mais il préfère s'exprimer avec un nom d'emprunt. Par peur des brimades de ses nouveaux camarades. " Pour ne plus être harcelé, je dissimule le fait que je suis un réfugié ", explique le garçon du haut de ses 15 ans. Avec son uniforme (costume sombre, cravate et chemise blanche frappée du blason de son école), rien ne distingue Haruko des autres collégiens. En apparence.
Haruko est un évacué de Fukushima. Un parmi 160 000 déplacés. Son enfance a pris fin brutalement le 11 mars 2011. Ce jour-là, un puissant séisme frappe le Japon. Une vague de 36 mètres déferle sur la côte est de l'île de Honshu et ravage tout sur son passage. La centrale nucléaire, implantée au bord du Pacifique, est dévastée. Après Tchernobyl (en 1986), il y aura désormais Fukushima. Le bilan du tsunami fait état de 18 500 morts et disparus. Officiellement, " l'accident ", comme l'appellent toujours pudiquement les Japonais, n'a fait aucune victime. Mais combien de vies brisées, d'enfances volées dans un pays en proie à un effondrement démographique ?
" Avec mes parents et mon petit frère, nous avions l'habitude d'aller contempler les cerisiers au printemps dans un parc tellement beau qu'on montrait souvent à la télévision ses allées bordées en pleine floraison. Ce parc s'appelle la “Forêt de nuit”. L'été, on ramassait des coquillages au bord de la mer ; en automne, on cueillait des shiitakés dans les bois, et avec les copains on fabriquait des billes avec la terre ", se rappelle Haruko, dont la famille a dû quitter la " grande maison " d'Iwaki, à 30 km de la centrale, pour un " petit appartement " à Tokyo. " Le 11 mars 2011, cette vie heureuse a pris fin. La Forêt de nuit et ses cerisiers se trouvent aujourd'hui dans une zone dite de “retour difficile”. Les enfants ne peuvent plus fabriquer de billes de terre, tout simplement parce que cette terre est contaminée. Elle est devenue hautement radioactive. "
Nous avons retrouvé la Forêt de nuit de Haruko. Les cerisiers sont toujours debout, majestueux, seuls signes de vie dans la " zone rouge " de la petite cité fantôme de Tomioka. Pour y accéder, il faut d'abord emprunter la nationale 6. Interdit de s'arrêter ou de rouler vitres baissées en raison de la radioactivité toujours importante. Puis franchir plusieurs checkpoints, montrer son laissez-passer, s'équiper d'une tenue de protection de la tête aux pieds et de l'incontournable dosimètre.
Un fonctionnaire de la localité voisine d'Okuma, où est implantée la centrale, nous sert de guide. Ce jour-là, une nouvelle rue est ouverte à une circulation très restreinte. La parcourir, c'est remonter le temps. De part et d'autre, un spectacle de désolation. Des maisons et des magasins en ruine. Et une école, l'école élémentaire Kumamachi.

 

Spectacle de désolation
A l'entrée, un appareil de mesure de la radioactivité, comme il en existe des milliers disséminés sur l'ensemble de la préfecture de Fukushima, indique 4,54 microsieverts/h. Vingt fois la limite d'exposition internationale (1 mSv/an, l'équivalent de 0,23 μSv/h) que le gouvernement japonais s'est fixé de retrouver à long terme. Notre guide nous demande de ne pas nous éterniser. Le temps s'est pourtant arrêté à Kumamachi.
Sous l'abri à vélos, des casques blancs gisent au milieu de dizaines de bicyclettes renversées. Dans la salle de classe, les cahiers et les livres sont ouverts sur les pupitres en bois. Il y a aussi ces gros manuels jaunes, des dictionnaires de japonais, tout boursouflés par l'humidité. Des sacs sont accrochés aux portemanteaux, d'autres jonchent le sol. Dans les casiers, des cartables et des bentos sont en équilibre. Sur une étagère, des assemblages en pâte à modeler fondent sous les rayons du soleil. Au mur, sous les photos des élèves, le calendrier est resté bloqué à la page du 11 mars 2011.
Dehors, l'herbe folle a envahi le terrain de sport et cache pratiquement les cages de foot. Dans cinq, dix ou quinze ans, c'est toute l'école qui sera engloutie sous des tonnes de terre contaminée en césium 134 et 137. L'établissement se trouve dans le périmètre du site choisi par le ministère de l'environnement pour entreposer les dizaines de millions de mètres cubes de terre et autres gravats issus des travaux de décontamination. Un chantier colossal et abyssal (l'équivalent de 45 milliards d'euros) consistant à décaper les sols sur au moins 10 cm partout où c'est possible.
Des millions de sacs noirs d'une tonne, pareils à des makis géants, s'entassent aujourd'hui dans plus de 2 000 sites provisoires à travers la préfecture et parfois encore dans les garages ou les jardins des particuliers. Le site de stockage d'Okuma est censé être leur destination finale. Une centaine de camions y déversent chaque jour leur cargaison de déchets radioactifs. Cent cinquante bulldozers prennent le relais pour répartir la terre en couches successives. Lors de notre visite, l'amas avait une base de 300 m pour une hauteur de 5 m. A terme, elle devrait culminer à 15 m et l'immense décharge à ciel ouvert s'étendra entre mer et montagne sur une superficie totale de 16 km2.
Déjà, une quinzaine de maisons et de fermes ont été détruites, plusieurs hectares de bosquets rasés. Et ce n'est qu'un début. Un énorme incinérateur a été construit pour brûler les arbres particulièrement imprégnés par les retombées radioactives. " Avec un filtre ", précise le fonctionnaire du ministère de l'environnement responsable du chantier. " Le projet sera terminé dans trente ans et des arbres seront plantés ", jure-t-il. C'est sans doute pourquoi le gouvernement qualifie dans un doux euphémisme le site de " provisoire ".

" Oh no ! " zones
Après Tchernobyl, les autorités soviétiques puis ukrainiennes avaient décidé de créer une zone d'exclusion, encore en vigueur aujourd'hui, dans un rayon de 30 km autour de la centrale. Le Japon a fait le choix inverse en optant pour une politique de " reconquête " des territoires contaminés. Aussi, progressivement, les ordres d'évacuation limités à 20 km autour de l'installation nucléaire sont levés. Même dans les communes les plus proches des réacteurs, comme Okuma, le gouvernement envisage de rouvrir d'ici à 2023 certaines enclaves dans les zones dites pudiquement de " retour très difficile ".
Masumi Kowata les appelle les " Oh no ! " zones. " Oh no ! Personne ne reviendra jamais vivre ici ", répète ce petit bout de femme de 61 ans, au sourire contagieux, dans un anglais qu'elle a cessé d'enseigner avec l'accident. Les " évacués " ont la permission de retourner chez eux quelques heures 30 fois par an. Mme Kowata, elle, s'efforce de passer chaque mois. Pour accompagner son mari plus âgé et " surveiller s'il n'y a pas de voleurs ou d'animaux sauvages ". Une fois le pantalon, la veste de protection, le masque, la charlotte, les surchaussures et les trois paires de gants blancs, bleus et verts enfilés (" je me demande combien de temps je vais encore supporter ce cirque "), Mme Kowata nous emmène dans sa maison.
La vieille bâtisse en bois à l'architecture traditionnelle avec son toit en pagode a plus de 300 ans. Elle a résisté au tremblement de terre. Pourtant, à l'intérieur, tout est sens dessus dessous. " Imaginez comme elle était belle ", insiste la jeune grand-mère, en s'excusant du désordre qu'elle attribue aux porcs sauvages et aux rôdeurs. Dans le salon, elle ouvre délicatement les doubles portes d'un meuble dédié au culte shinto. Statuettes de dragon, mini-temples, urnes… tout est en place, soigneusement agencé.
" La première fois que je suis revenue ici après l'accident, il ne manquait rien, même les objets les plus précieux étaient là, sauf un document : mon dossier Tepco ", confie Mme Kowata. Tepco, c'est la Tokyo Electric Power Company, l'exploitant de la centrale de Fukushima-Daiichi. Longtemps, Mme Kowata a surveillé les activités de Tepco comme le lait sur le feu au sein d'un petit groupe de monitoring. Elle avait compilé les données, les études, les comptes rendus des réunions avec les dirigeants de la centrale. " Je voulais me replonger dans leur lecture pour comprendre ce qui s'était passé le 11 mars mais ils s'étaient volatilisés ", témoigne cette ancienne agricultrice devenue militante antinucléaire. En 2005, six ans avant la catastrophe, elle avait interpellé le patron de la centrale pour lui demander pourquoi il ne surélevait pas les générateurs au-dessus du niveau de la mer. " Il m'avait répondu que cela coûterait trop cher ", rappelle Mme Kowata.
Dans la grange attenante à sa maison, une salle de classe. C'est là qu'elle donnait les cours d'anglais, le soir, après une journée de labeur dans ces rizières où poussent aujourd'hui exclusivement d'immenses rangées de panneaux solaires. Les noms de tous ses élèves (" environ 300 ") sont inscrits sur un mur. A leur lecture, un souvenir refait surface. Douloureux. Son dernier cours, quelques jours avant l'accident, était une classe " No nuc ". Professeur Kowata avait délaissé ses manuels d'anglais pour un exposé sur les " dangers du nucléaire " et les " risques sismiques ".
Depuis, Mme Kowata a été élue conseillère municipale d'Okuma. Elle est " la voix des évacués ". Une voix qui s'étrangle quand la télévision montre une jeune étudiante dans la zone d'exclusion en minijupe et sans aucune protection. " S'il vous plaît, dites au monde que les évacués n'exagèrent pas la situation, implore-t-elle. Ils répètent qu'on peut revenir, mais on ne voit jamais personne du gouvernement ni de Tepco dans les zones d'exclusion. "
La dernière fois que Yasuharu Hashimoto a croisé des employés de Tepco, c'était dans le cimetière bouddhiste de Futaba, l'autre commune avec Okuma sur laquelle la centrale est installée. " Pour s'excuser après l'accident, des ouvriers étaient venus aider à redresser les pierres ", témoigne le secrétaire de la ville de Futaba.

Reconstruire sa vie ailleurs
Sept ans après la catastrophe, certaines stèles sont toujours à l'horizontale et quelques sépultures sont vides. " Des évacués sont venus récupérer leurs morts pour les garder auprès d'eux, mais c'est ici que nos âmes sont toujours vivantes. " Avec ses fleurs naturelles ou artificielles et ses canettes de soda à l'effigie de personnages de mangas déposés sur les tombes, le cimetière est le lieu le plus vivant de Futaba. Le centre-ville est un champ de ruine où seuls quelques bâtiments ont résisté à l'intensité du séisme, le plus fort de l'histoire du Japon. Des 7 000 habitants de la commune, 20 ont péri dans le tsunami et 147 durant l'évacuation (mort subite, suicide…), selon le bilan officiel.
Tous les autres tentent de reconstruire leur vie ailleurs. A l'instar d'Okuma, le gouvernement envisage pourtant d'entamer prochainement des travaux de décontamination pour rouvrir 1/10e du territoire d'ici à 2023. Seuls 10 % des évacués seraient prêts à revenir, croit savoir M. Hashimoto. Lui ne le fera pas. Sa maison, située sur l'emprise de l'immense site de stockage des terres contaminées, a été rachetée par l'État. Avec l'indemnisation, il en a bâti une autre à Hitachi, à une centaine de kilomètres plus au sud, où il vit désormais avec sa femme et ses deux enfants de 12 et 14 ans. Chaque jour, il fait la route jusqu'à Iwaki, où les services de la mairie de Futaba ont été délocalisés.
Veste de survêtement et baskets pour unique tenue de protection (" J'ai déjà pris ma dose de radiations "), il tient à nous montrer son ancien bureau. Le toit-terrasse de l'édifice des années 1970 offre une vue panoramique sur la montagne, l'océan et ces immenses bâches vertes jetées au-dessus des amas de makis radioactifs. Au loin, on distingue les grues qui s'activent au-dessus des réacteurs éventrés de la centrale. Sur le parking, sous un hangar, une sorte de poupée russe géante à la moue inquiétante fait les gros yeux. C'est Dalma, la mascotte de la ville. " Elle symbolise la fortune ", explique M. Hashimoto. Dalma regarde dans la direction de ce qui ressemble à une pièce de manège désarticulé. C'est le portique que Tepco avait fait installer à l'entrée de la ville. Notre guide lit l'inscription : " L'énergie nucléaire crée un futur radieux. " La nuit, elle s'illuminait.
Sur le bureau en désordre de M. Hashimoto, un cadeau de sa fille : un poisson dessiné sur un galet. La pierre vient de la plage de Futaba. " C'était notre terrain de jeu, on y allait dès qu'on avait un moment avec les enfants. C'était un spot de surf et j'y pêchais avec mon grand-père quand j'étais petit. " Avant l'accident, M. Hashimoto s'occupait du tourisme à la ville. Il a conservé des photos de cette époque difficile à imaginer avec ces centaines de toiles de tente installées à l'ombre des pins en bordure de plage. Là où la vague est entrée et a tout emporté, une digue de béton de sept mètres de haut est en construction sur toute la côte. Le tsunami a aussi arraché les racines de ses enfants. " Quand je leur demande où est leur maison, ils me répondent Saitama, la première ville où nous avons été évacués. Ils n'ont pas de souvenir de Futaba, ça me rend très triste. "

 

" Boîte de Pandore "
Pour que les enfants évacués de Fukushima ne perdent pas complètement le fil de leur histoire, Takashi Ichimura a créé une association, le Réseau des enfants de Tomioka pour le futur. Il organise des ateliers où les anciens racontent aux plus jeunes à quoi ressemblait leur ville, celle de la Forêt de nuit de Haruko. " C'est une façon de conserver une communauté sans territoire ", dit M. Ichimura, relogé dans un petit appartement à Tokyo avec sa femme, ses trois fils et sa mère. Sa maison a été détruite fin 2017. " Paradoxalement, cela a été un soulagement. Aujourd'hui, à Tomioka, il ne reste que la tombe de mon père. "
A 48 ans, cet ancien autoentrepreneur a repris le chemin de l'université pour suivre un master en politiques publiques appliquées à la gestion du risque nucléaire. Il vient de publier un ouvrage, " Reconstruction sans être humain " (non traduit). On l'invite pour des conférences partout au Japon, à commencer par les villes où le gouvernement a relancé des réacteurs, ou envisage de le faire. " Le discours politique insiste sur l'usage pacifique du nucléaire, mais il reste fondamentalement attaché à un usage militaire. Hiroshima et Nagasaki, c'étaient les bombardements américains, une agression extérieure, mais Fukushima, c'est nous qui l'avons créée. Nous avons ouvert la boîte de Pandore ", analyse M. Ichimura, sans cesser de tirer sur sa cigarette.
Il estime que le gouvernement japonais fait fausse route en s'obstinant à vouloir décontaminer à tout prix. " Il n'y a qu'une chose à faire : attendre. " Le césium 137 perd la moitié de sa radioactivité en trente ans. " Mais dans les zones les plus contaminées, il faudra patienter jusqu'à trois siècles pour qu'il disparaisse complètement. "
Hiroyuki Yoshino a une arme infaillible pour traquer le césium : une poussette rose. Depuis le 11 mars 2011, elle ne lui sert plus à promener sa fille, mise " à l'abri ", avec son épouse, à Kyoto (" dix heures avec le bus de nuit "). L'unique passager de sa poussette est un ordinateur portable, relié à une batterie de capteurs, qu'il trimbale dans les rues et les parcs de la ville de Fukushima, à 65 km de la centrale, hors de la zone d'évacuation. Les 2 000 bornes du gouvernement mesurent les niveaux de radiation à 1 mètre du sol, son installation permet de la capter à 1 m (poignées), 50 cm (repose-tête) et 10 cm (repose-pieds). " Les autorités ont retenu un mètre car cela correspond à la hauteur des organes reproducteurs des adultes, mais c'est inopérant pour les enfants ", explique M. Yoshino, 50 ans, à l'origine de l'association Shalom pour soutenir les victimes de la catastrophe.
Dans cette rue du centre-ville empruntée chaque jour par des centaines d'élèves, sa poussette mesure 0,225 μSv/h à 1 m (juste au-dessous de l'objectif de 0,23 μSv/h), 0,395 à 50 cm et 0,683 à 10 cm. Ici, les travaux de décontamination sont terminés. Des hotspots persistent pourtant. Sur le trottoir, le compteur monte à 1,8 μSv/h à 10 cm du sol, alors que sur la route (" là où le ministère de l'éducation passe avec son capteur sur le toit de la voiture "), il indique un inoffensif 0,054 μSv. A force d'arpenter Fukushima avec son dosimètre à roulettes, M. Yoshino a pu produire des cartes très précises de la radioactivité dans la ville et propose des trajets à privilégier pour se rendre à l'école. Il en a déjà -imprimé plus de 60 000 qu'il distribue dans les boîtes aux lettres.

 

Cancers de la thyroïde
M. Yoshino ne cache pas son inquiétude pour la santé des enfants de Fukushima. " L'obésité a explosé, constate-t-il. Après l'accident, les parents ont interdit à leurs enfants d'aller faire du sport ou simplement de jouer dehors. " Aussi, il organise des colonies de vacances au grand air, loin de Fukushima, jusqu'à Avignon. Il en a ramené un badge " Tricastin non " – en référence à une des plus vieilles centrales françaises –, toujours épinglé à sa veste. Mais ce qui préoccupe le plus le père de famille, ce sont les cancers de la thyroïde. A ce jour, 160 enfants (sur 196 cas identifiés comme suspects) ont été opérés d'un cancer de la thyroïde après le 11 mars 2011, selon la campagne de dépistage lancée auprès des 360 000 enfants recensés dans la préfecture au moment de l'accident. Et la proportion augmente à mesure qu'on se rapproche de la centrale.
Avant la catastrophe, l'incidence du cancer pédiatrique de la thyroïde était de 0,35 pour 100 000 enfants au Japon. Pourtant, l'université de médecine de Fukushima (UMF), qui coordonne la campagne de dépistage, continue à répéter qu'il est " difficile de penser que ces cas sont liés à l'exposition aux radiations ". L'UMF recommande même de lever le pied sur les examens et fait le tour des écoles pour expliquer aux enfants qu'ils ont désormais le droit de refuser. Le " surdépistage " générerait trop de " stress ".
L'angoisse, Mme Sakura vit avec depuis ce jour de mars 2014 où un nodule de 5 millimètres a été repéré chez sa fille. Un mois plus tard, une ponction (" très douloureuse ") confirme que les cellules sont cancéreuses. Sa fille est fatiguée, elle est prise de fortes fièvres. " J'ai demandé au médecin de l'UMF de l'enlever tout de suite. Il m'a répondu que ça ne pressait pas, que le cancer de la thyroïde n'était pas un cancer grave. " Le jour de ses 17 ans, sa fille est opérée. Le nodule avait doublé de volume. " Je n'oublierai jamais ce qu'a dit le médecin à ma fille sur son lit d'hôpital : “Maintenant qu'on t'a enlevé la thyroïde, tu seras tranquille, le cancer ne reviendra plus” ", dit-elle sans pouvoir retenir ses larmes.
Un an plus tard, une échographie de contrôle trouve un autre nodule, de 12 mm celui-là. Nouvelle ponction, nouveau cancer confirmé et élargi aux ganglions lymphatiques. La deuxième opération a eu lieu en février 2018. Et le calvaire n'est pas terminé. La fille de Mme Sakura doit désormais commencer des séances de radiothérapie. " Elle va devoir prendre un comprimé d'iode radioactif très fort pendant une semaine, raconte la maman. Elle a peur de devenir elle-même radioactive, que son corps contamine ses petites nièces et petits neveux " qui vivent sous le même toit, à Koriyama, à une quarantaine de kilomètres de Fukushima.
C'est la première fois que Mme Sakura raconte son histoire à des journalistes. Mais elle n'est pas prête à le faire à visage découvert. " J'ai peur des réactions des médecins et des voisins, et ma fille ne veut pas qu'on parle de sa maladie ", dit-elle sans lâcher la main de sa mère, venue pour l'épauler. " Dans certaines familles, on cache même au petit frère ou à la petite soeur que le grand frère ou la grande soeur est malade ", témoigne Chikako Chiba, responsable d'une association où les familles d'enfants malades peuvent partager leur douloureuse expérience. Etranglée par le remords, Mme Sakura se demande encore pourquoi elle n'a pas fui le 11 mars 2011. Et s'inquiète pour l'avenir de sa fille : " Est-ce qu'elle trouvera un mari ? Est-ce qu'elle pourra avoir des enfants ? " Des questions qui hantaient aussi les hibakushas, les survivants des bombardements d'Hiroshima et Nagasaki.

Stéphane Mandard
© Le Monde